Elle allait devenir folle. La solitude était terrible. Cela pesait affreusement sur le mental et le moral de Susan. Après la mort de Harry Potter, il y a six mois, elle avait tout quitté pour se réfugier au Pays de Galles, là où elle pensait qu'on ne pourrait pas la trouver. Quelques jours après le décès de « L'Elu », elle était déjà sur les listes des personnes recherchées par la gouvernement. En froid avec ses parents, elle n'avait même pas pris la peine de les avertir. Elle avait juste pris un sac, mit trois affaires à l'intérieur ainsi que toutes ses économies et avait quitté la capitale pour s'installer à Rockfield, dans un hôtel miteux de banlieue. Un mois après être arrivée, Susan avait envoyé une lettre à ses parents, pour leur donner sa localisation s'ils la cherchaient. Avec le recul, elle se rend compte que c'était une idée stupide. Elle ne sut jamais si sa lettre arriva à bon port. Trois semaines après l'avoir envoyée et sans aucune réponse, Monsieur et Madame Bones étaient déjà morts. Elle appris la nouvelle en feuilletant les pages de la Gazette. Elle n'eut même pas le temps de pleurer les siens. Il était déjà temps de s'en aller. Elle transplana alors directement dans le manoir familial, au fin fond de la campagne anglaise, dans le Kent. Et c'est alors que l'enfer commença. La maison était inhabitée depuis le massacre de sa famille, alors que Susan était en cinquième année à Poudlard. Les murs avaient gardé leurs tableaux et les meubles n'avaient pas bougé. Seule la poussière qui recouvrait tout, les fenêtres condamnées et le silence oppressant rendaient les lieux presque terrifiants. Pendant quatre mois, Susan tenta de se faire oublier. Elle ne sortit même pas du manoir, trop peureuse de se faire prendre. Aujourd'hui, cela faisait plusieurs semaines qu'elle avait élu domicile ici (seulement un mois), sans avoir adressé la parole à qui compte, à part elle-même. Pour ne pas devenir dingue, elle se parlait, commentait tout ce qu'elle faisait. En plus de cela et de son moral à zéro, l'ennui était bien présent. Après avoir fait le tour des sortilèges qu'elle ne maîtrisait pas afin de pouvoir s'entraîner sur un vieil oreiller ainsi que d'avoir lu tous les classiques du monde sorcier réunis dans la bibliothèque, l'absence totale d'occupation la rendit complètement désœuvrée. Ce fut au début du deuxième mois, alors qu'elle tentait d'attraper un livre sur les potions, qu'elle fit accidentellement tomber un énorme volume sur le sol. Ce fit un boucan d'enfer, et lorsque Susan se baissa pour le ramasser, elle lu sur la couverture, en lettres dorées : « L'Occlumencie, pratique et théorie ». Pour avoir été une élève assez attentive en cours, elle connaissait bien le sujet. L'Occlumencie était un moyen de parer son inverse, la Legilimencie. Susan trouvait passionnant ces deux formes de magie, et ce fut sans attendre qu'elle s'affala sur le fauteuil du salon pour commencer à lire le livre qu'elle avait trouvé. Après une semaine intensive de lecture, elle se envisagea la possibilité de s'entraîner à devenir un Occlumens. La solitude commençait vraiment à lui peser, des cauchemars devenaient de plus en plus fréquents, cela lui ferait passer le temps mais aussi, les jours à venir n'allaient pas être de tout repos. Cela ne pourrait être qu'un plus. Elle espérait secrètement que cette nouvelle faculté magique pourrait la protéger du monde extérieur, rendre son esprit plus calme et paisible. Elle en avait assez d'être tourmentée à ce point. L'apprentissage commença. Susan s'en chargea toute seule. Ce fut difficile. Il fallut des jours et des jours pour qu'elle commence à peine à apprendre comment vider son esprit, faire le vide dans sa tête. Elle avait l'impression que plus elle essayait, plus les souvenirs affluaient, comme si vouloir ne plus penser était le signal pour que les images de toute une vie remontent à la surface. Elle trouvait cela oppressant, de revoir tous ses souvenirs affluer d'un coup, elle avait l'impression de boire la tasse, se noyer, Mais elle était têtue, persévérante. Elle travailla sur ça pendant trois mois, tous les jours, du matin au soir. Elle allait jusqu'à s'en donner des migraines à vouloir se taper la tête contre un mur. Mais à la fin, elle avait la réelle impression d'avoir réussi. Cependant, personne n'était là pour la tester. Mais on allait bien vite remédier à cela.

Susan était en train de regarder le mur en tentant une énième fois de faire le vide dans sa tête lorsque le grincement de la porte d'entrée la fit sortir de ses pensées, bien qu'elle ne pensait justement à rien. Assise sur le canapé du salon, elle se leva d'un bond et attrapa sa baguette, posée sur la table basse. Avec un regard paniqué, elle jeta un œil dans le couloir. Pas un chat. La porte d'entrée était légèrement entrebâillée. « Le vent, sans aucun doute », se dit la jeune blonde comme pour se rassurer. Elle resserra sa prise autour du manche de sa baguette et fila fermer le battant, en le claquant assez fort pour qu'il se verrouille littéralement de lui même. Il se fit un silence de mort. Susan ne bougea pas, nez-à-nez avec le bois d'acajou de la porte. Elle sentait inexorablement une présence, juste dans son dos. L'air commença à lui manquer, elle était paralysée. Cela n'était peut-être que le fruit de son imagination, mais elle pensait déjà au pire. Elle attendit encore quelques secondes, avant de se retourner brutalement et brandissant sa baguette magique. Ce n'était même pas la peine d'espérer faire quelque chose. Elle était déjà désarmée, projetée contre le mur. Elle eut le souffle coupée sous le coup, et elle porta les mains à sa gorge, comme pour l'aider à respirer de l'air inexistant. Des yeux, elle chercha une silhouette, quelqu'un, son malfaiteur. Mais sa vue se brouilla bien vite, elle alors qu'elle se sentait s'évanouir, elle tomba sur le sol comme une poupée de chiffon. A peine tombée face contre terre, elle aspira une grande goulée d'air. Ce petit moment de répit ne fut pas de longue durée, et à peine sur le sol, elle se sentit glisser sur le parquet pour se faire traîner jusqu'au milieu du couloir. Une personne sortit de la pénombre. La vision de Susan redevint nette au fur et à mesure que l'individu approchait. C'était un homme, grand et mince, à la mâchoire carrée et aux yeux sombres. La jeune femme le reconnu immédiatement, pour l'avoir vu dans les journaux, et pour avoir beaucoup entendu parler de lui. Elle connaissait son fils, et éprouvait pour ce dernier plus que des sentiments platoniques. Elle réussi à articuler à grand peine. « Vous. Debrieux. » L'homme la regarda avec une lueur presque démente dans les yeux. « C'est moi. » Sa voix était tranchante, coupante, froide. Incapable de bouger sous l'emprise du sortilège du Mangemort, Susan le regarda approcher en silence. « Susan, Susan. La dernière des Bones n'est-ce pas ? » La jeune femme ne répondit pas, ne sachant pas s'il pensait ce qu'il disait. Elle n'était pas tout à fait la dernière. Elle savait qu'il lui restait des cousins, en Écosse. Mais elle se garda bien de le dire. « Tu as réussi, tout ce temps, à te cacher ? A fuir ? A échapper à notre vigilance ? Bravo, je n'aurai pas fait mieux. » Le ton de la voix de Debrieux semblait malsain, et l'entendre causait un certain mal-être à Susan. Elle tenta de bouger, mais elle était définitivement clouée au sol par quelque magie. « Laisse moi me relever », demanda-t-elle sur un ton plus fébrile qu'elle ne l'espérait. Debrieux la regarda avec un grand sourire. « Pour cela, il va falloir que tu coopères. » « Bien sur, c'est cela », pensa Susan avec amertume. « Tu sais, je suis à ta recherche depuis des mois. Tu sembles être la seule de ta famille à avoir réussi à survivre, mais... Je sais qu'il y en a d'autre. Tu imagines que je ne peux pas laisser un travail inachevé, j'ai horreur de ça. » Susan serra les dents. Surtout, ne pas paniquer, ne pas paniquer. « Je vais être clair. Je veux des réponses à mes questions. J'emploierai tous les moyens nécessaires. » Debrieux se plaça juste en face de la blonde, la dominant de toute sa hauteur. « Estime toi heureuse que je ne tue pas tout de suite. Alors réponds moi. Où se cachent les derniers misérables membres de ta misérable famille ? » « Chut. Ne dis rien. Tais-toi. » Susan n'ouvrit pas la bouche. Debrieux attendit quelques seconde puis répéta sa question, toujours sur le même ton glacial. « Je suis la dernière » réussit à articuler Susan. « La dernière. Pas la peine de chercher plus loin. » Son agresseur la regarda dans les yeux, visiblement sceptique. Après un long silence, il lâcha d'une voix sèche : « Menteuse. » Sans prévenir, il pénétra dans sa tête. Susan s'entendit pousser un cri. Elle eut l'impression qu'il venait de forcer la porte de son esprit avec un bélier. Des souvenirs remontèrent à la surface, son savoir, ses connaissances. Tout défilait devant ses yeux, et elle savait que Debrieux les voyait aussi, était en train de trier sa mémoire, examinait toutes les images, entendait toutes les voix. Il était legilimens. Susan se mordit à la langue jusqu'au sang avant de se rappeler subitement ces derniers mois, ce qu'elle avait passé ses journées à faire. Avec une grand inspiration, elle tenta de faire le vide dans sa tête. Il n'avait pas le droit. Pas le droit de lui voler toute sa vie juste en pénétrant dans sa tête. « Protéger ses souvenirs, protéger ses souvenirs » C'était la pagaille à l'intérieur de son crâne, tout allait trop vite. Il allait gagner. « Pas question ». Susan prit une longue inspiration et installa son mur. Elle arrêta de penser. Tout simplement. Le blanc, le vide. Elle voulait que tout s'arrête, alors il suffisait d'imaginer comment c'était quand il n'y avait plus rien. Debrieux se heurta au mur que Susan était en train de construire. Il essaya de le forcer, mais rien n'y faisait, il était bien trop solide. Il tenta, désespérément de forcer la porte de l'esprit de Susan une nouvelle fois, mais cette dernière secoua la tête un hurlant. « NON ! DEGAGE ! » Le blanc, le vide, plus rien dans la tête de la jeune fille. Même si Debrieux avait réussi à le surmonter, il n'aurait rien trouver. Le néant. Il recula vivement et tituba. Alors qu'il quittait son esprit, Susan avala une grande goulée d'air. Sa poitrine la brûlait et sa tête, oh, comme elle avait mal. Elle jeta un œil sur le Mangemort, adossé au mur, haletant. La colère déforma les traits de son visage, et Susan, par peur, recula. Il avait un air dément. Il empoigna sa baguette, et avant même que Susan n'ait pu penser « J'ai réussi », le voix de l'homme résonna dans toute la maison. « ENDOLORIS ! »

Des années à s'acharner. Des années à pousser ses investigations. Des années à s'épuiser. Il avait laissé le temps charger son obstination de l'impossibilité d'abandonner. A quoi bon ? A rien. Ce n'était rien que l'acharnement dérangé d'un excentrique serdaigle. Celui qui prenait des notes à chaque nouvel échec, qui cherchait désespérément à comprendre ce qui ne fonctionnait pas, ce qui rendait tout ceci si compliqué, si difficile que cela devait en rebuter plus d'un. Mais pas lui, il était tout simplement hors de question que le McFadey rebrousse chemin alors qu'il commençait à comprendre, à saisir les nuances de cet apprentissage, le besoin de visualisation poussé, la façon dont le sortilège devait agir sur les courbes en accord avec l'esprit. Pourtant à la seconde où il y parvint, où ses membres changèrent, où l'obscurité de sa cape noircissait le pelage naissant sur sa chair modifiée, où son regard si bleu fixait son reflet dans la flaque au-dessus de laquelle il surplombait sa nouvelle apparence. Le monde était si différent, presque trop grisant sous la liberté frappante, et l'instinct qui se glissait à travers son esprit. Toutes ces fragrances qui venaient agresser ses narines, le pousser à déraper vers d'autres besoins plus primaires, comme celui de s'abandonner à la sensation de l'herbe sous ses pattes... Il esquissa quelques pas, comme pour vérifier qu'il savait marcher, et ce fut tout naturellement qu'il prit conscience des mouvements graciles de sa nouvelle silhouette. Puis il huma l'air, réaction plus animale qu'humaine, pourtant il se trouvait toujours là, parfaitement conscient et maître de son être. Il huma pourtant l'air qui l'entourait, comme s'il réapprenait la moiteur des bois sur sa langue, la consistance des champignons qu'il devinait un peu plus loin. Ses oreilles s'orientant naturellement en fonction des sons qui lui parvenaient, le laissant aux aguets, à la fois curieux et angoissé de tous ces nouveaux bruits qui dérivaient jusqu'à lui, et auxquels il n'avait jamais prêté attention jusqu'ici. Peut-être parce qu'ils étaient inaudibles, peut-être parce qu'ils ne parvenaient pas à attirer son attention sous sa forme bipède.

Le monde semblait totalement différent de ce point de vue, de cette position plus basse, de ce regard acéré qu'il portait sur ce qui l'entourait. Tout semblait mille fois plus simple, et l'animal chercha à sourire, mais cela ne fit que retrousser ses babines d'une manière plus menaçante qu'autre chose. Il y était enfin arrivé, et il lui semblait qu'enfin, un nombre incalculable de barrière venait de s'écrouler, alors qu'il foulait l'herbe d'un pas rapide, s'enfonçant entre les branches avec indifférence, flairant l'air avec un naturel qu'il ne connaissait pas. Comme si l'instinct de l'animal était venu se greffer au sien, s'entremêler sans qu'il n'y fasse attention. Et il saisissait à cet instant, il comprenait combien cette étape avait été nécessaire avant de parvenir à changer. Sans cette fusion qui ne dévorait en rien la conscience humaine, il était impossible de prendre les traits de l'animal qui se rapprochait au plus de la personnalité qui était la sienne. Le chien-loup pour sa loyauté à sa famille et à sa meute, le flair pour sa débrouillardise, les crocs pour sa possessivité et son instinct de conservation, l'intelligente et la vivacité d'esprit pour ces traits communs entre l'animal et de l'humain. Ils protègent les leurs, mais pas les autres.

Il le comprenait. Il le savourait. Lui qui bénéficiait de l'animal autant que de l'humain sous cette forme canidé. Il avait longtemps été fasciné par les créatures appelées Loup-garous, ces monstres affamés, et autres créatures malsaines des bois méconnues des moldus mais trop intimement incrusté dans l'esprit des sorciers. Il avait désiré comprendre le fonctionnement sans pour autant vouloir devenir l'un d'eux. L'esprit de la science, l'envie d'observer comme un animal, comme un autre. Tout avait démarré de là, de comprendre pourquoi le virus voulait que l'humain disparaisse sous l'effet de la lune, et l'envie d'être celui qui découvrirait comment l'y faire survivre, combattre, ou comme en cet instant, s'entremêler à l'instinct animal, en allant même plus loin pour eux... à l'esprit animal. Pourtant, à cette seconde précise, il avait juste soif de liberté, et sa vitesse ne cessait d'accélérer tandis qu'il slalomait entre les arbres, ses pattes prenant un appui sûr sur le sol. L'instinct animal était là, ancré dans sa poitrine, sans obscurcir ses pensées, mais il s'y laissait aller. Il aurait tout le loisir de réfléchir au reste par la suite, pour l'instant, il ne faisait que savourer, lorsqu'une odeur l'attira.

Incapable de savoir à quoi cela correspondait, il eut simplement faim à cette fragrance qui lui chatouillait les narines. Ralentissant subitement, il suivit la piste jusqu'à apercevoir la fine silhouette d'un lièvre non loin de lui. Sa langue rapeuse glissa sur sa babine, avant de la retrousser, son corps tout entier se tendant alors qu'il se laissait entraîner par les sensations d'être un animal. Après tout, s'il mangeait volontiers du lapin sous forme humaine, pourquoi pas sous forme de chien ? Une odeur de peur vint l'envelopper alors que le rongeur venait de l'apercevoir... Grisante sensation, il s'élança, courant, coupant tout retrait avant que d'un coup de dents il lui arrache la vie. Tout ceci lui paraissait naturel, alors que méthodiquement, il dépeçait sa proie pour commencer à la ronger, ses sens malgré tout toujours aux aguets. Ce fut ainsi qu'il entendit du bruit dans les fourrés, non loin de lui, et un grondement sourd s'esquiva de ses lèvres alors qu'il entendait distinctement la voie de sa sœur. « Tu as entendu ? » demandait-elle à celui dont il ne reconnaissait pas l'odeur. S'avançant à pas de loup, le canidé grisâtre scruta les deux silhouettes qui se détachaient au milieu des bois. Relevant son museau vers le ciel sans trop savoir ce que cela allait donner, il laissa un choulement s'esquiver de sa gorge. Cela oscillait entre le loup et le chien, quelque chose d'intermédiaire, quelque chose de différent, qui laissa le garçon prendre sa sœur par la main en lui proposant de rentrer. Elle était sans doute plus courageuse que lui, mais elle ne le contredit pas tout en le suivant loin des bois alors que le silence retombait, laissant la forêt reprendre ses bruissements habituels. Lapant le coin de sa babine, Riker se détourna d'eux et décida qu'il était temps d'aller observer, de découvrir ses propres limites. D'apprendre.

Question de sciences. Question de liberté. Question de... Il ferait de grandes choses sur le plan scientifique, et cette manière de se métamorphoser l'y aiderait, il en était intimement persuadé. Le vent glissa sur son pelage, et il s'ébroua, avant d'observer ses propres empruntes et d'y fourrer son museau pour découvrir l'odeur qui était la sienne. Puis il rejoignit l'endroit où sa sœur et ce type se trouvaient encore quelques minutes auparavant, pour s'imprégner de la fragrance de Margaery. Il voulait savoir s'il serait capable de la reconnaître par la suite, comment tout fonctionnait... et sa forme l'aiderait peut-être à comprendre ces autres canidés qui l'avaient toujours fasciné, ces monstres affamés et cruels et dont il ne comprenait pas comment l'humain pouvait être totalement annihilé par la créature.

« Ca » allait arriver, il le sentait. « Ça » le prenait au creux de ventre, comme si ses tripes étaient les premières à frémir aux premiers signes du crépuscule naissant. Heureusement, il était prévoyant. Il se devait de l’être à force, surtout l’hiver, lorsque la lune montait dans le ciel avant même que le soleil ne se couche. S’il ne se transformait que la nuit tombée, l’astre lunaire avait un effet désastreux sur son comportement dès son apparition : il n’avait plus aucune patience, faisait les cents pas peut importait où il se trouvait, et surtout, il avait très, très, très faim. Du genre à manger un bœuf entier si on le lui posait dans l’assiette. Aussi, quand il sentait ses nerfs se rouler en toutes petites pelotes, il prenait ses dispositions : envoyer Ambros Chez ses parents, Luke et Philomène Greengrass. Malgré le déplaisir qu’avait été l’union de leur fils avec une aventurière française de sang mêlé, les grand parents aimaient éperdument leur petit fils, et ne manquaient pas une occasion de le gâter comme un petit prince, conscient qu’il serait probablement leur unique descendant. Aussi, ils n’avaient jamais posé la moindre question quand leur fils déposait sa progéniture à leur porte avec précipitation, sans plus d’explication qu’un prétexte professionnel. « Ca » le démangeait, ça y est, il se mettait à se gratter la tête du bout des ongles comme un forcené, comme s’il voulait s’arracher le cuir chevelu du bout des doigts. Il vérifia une énième fois la petite fiole de liquide rougeâtre dans sa poche, alors qu’il fermait la porte de son manoir. Il ne s’éloignait jamais tout à fait de sa propriété, préférant rester dans un environnement connu pour sa transformation. Il avait déjà pensé à transplanter à l’autre bout de la terre pour être sur de ne pas s’en prendre à ses proches, mais pour une raison obscure, il en était incapable. Ses pas le menaient toujours au même endroit, à Ballylerane, dans le parc national de Wicklow, à quelques kilomètres de Dublin. Là, il s’enfonça dans la forêt, pieds nus, et attendit que « ça » arrive.

Malachi se posa contre le tronc humide d’un pin immense. Il avait froid, puis chaud, et frissonnait à nouveau. Les premières heures de la pleine lune n’étaient pas agréables, c’était le moins que l’on pouvait dire. Sa peau le démangeait férocement, comme si le loup à l’intérieur de son corps cherchait à s’en extirper à tout prix. Ses muscles se mettaient à saillir, se contractant comme sous une décharge électrique. La même pensée tournait en boucle dans son esprit qui s’embrumait déjà : si la potion n’était pas bonne ? s’il n’avait pas mis assez d’aconit ? trop de sève d’acacia, et si, si … Si ça ne marchait pas, tout simplement ? Oublierait il jusqu’à l’existence de son humanité ? Mal’ n’avait jamais été un loup garou dans sa forme la plus bestiale : il était né à la bonne période, quand la potion tue loup était compliquée à trouver, mais elle avait le mérite d’exister, et il en avait pris, religieusement, chaque mois, à chaque pleine lune. Ça avait un gout ignoble d’ailleurs, qui lui avait donné la nausée pendant les six premiers mois, mais c’était le prix a payé pour ne pas devenir une chose sanguinaire et incontrôlable. Le médicomage eut un premier haut le cœur, suivi d’un hoquet qui ressemblait à un aboiement. « Ca » commençait, il devait essayer de se détendre, pour que ça fasse le moins mal possible. Enfin, autant que de sentir le moindre os de son corps se briser et le moindre muscle se déchirer pouvait être indolore. Il inspira profondément, puis se laissa faire. La lune prendrait possession de lui ce soir, et pour les douze prochaines heures.

L’énorme loup au pelage ébène galopait à travers la forêt de pins argentés. Il sautait au dessus des racines avec une agilité surnaturelle, la truffe au vent, son regard azuré fixant une cible que lui semble devinait. Il y avait un petit animal blessé à plusieurs centaines de mètres, et il était pour lui. Il était affamé, et l’odeur de sang l’obsédait. Il avait senti l’odeur d’un autre canidé dans les parages, mais il ne craignait rien. C’était un chien errant au plus, et s’il osait se montrer, il le mettrait en pièce, sans aucune hésitation. Le lycan débusqua le lapereau blessé en moins d’une minute, et brisa son cou en un claquement de mâchoire, ses babines se couvrant instantanément de sang écarlate. Un vague d’adrénaline et de plaisir éteignit le peu de conscience humaine qui sommeillait encore dans l’énorme animal, qui engloutissait sa première bouchée de chair fraiche. Au petit matin, le médicomage se réveillerait nu, le visage et les mains barbouillés de sang, et avec une nausée terrifiante. Il se souviendrait d’avoir dépecé un animal innocent, là où sa conscience humaine l’aurait soigné et remis en liberté. Le loup le dégoutait et le fascinait en même temps. Sous cette forme, il oubliait son deuil, sa douleur, la peur qui empoisonnait sa vie au quotidien. Mais sous cette forme, il n’était rien d’autre qu’une pulsion sur pattes, un animal soumis à ses envies et sa faim. Spontanément, il passerait sa langue sur ses lèvres encore rougies par son diner, et grimacera de trouver le gout agréable. Il n’était plus tout à fait un homme, et ces moments là l’en rendaient un peu conscient. Mais il le savait, il n’était pas tout à fait un loup non plus. Il était coincé entre deux états, son âme divisé en deux sans qu’aucune suture ne puisse la rabibocher …