« et dans le cours de chacune de ses journées, son cœur descendait de sa poitrine à son ventre. dès le début de l'après-midi, il était envahi par le sentiment que rien n'était bon, ou bon pour lui en tout cas, et par le désir d'être seul. quand venait le soir, son désir était satisfait : seul dans l'immensité de son chagrin, seul dans sa culpabilité sans but, seul même dans sa solitude. je ne suis pas triste, je ne suis pas triste, se répétait-il sans cesse, je ne suis pas triste. comme s'il avait pu réussir à s'en convaincre un jour. ou à se duper. ou à en convaincre les autres – la seule chose qui soit pire qu'être triste, c'est que les autres sachent qu'on est triste. je ne suis pas triste. je ne suis pas triste. car sa vie aurait pu accueillir un bonheur sans limites dans la mesure où c'était une pièce vide, blanche. il s'endormait avec son cœur au pied du lit, comme un quelconque animal domestique qui n'aurait pas fait partie de lui du tout. et chaque matin il s'éveillait avec son cœur de retour dans le placard de sa cage thoracique, devenu un peu plus lourd, un peu plus faible, mais pompant toujours. et quand arrivait le milieu de l'après-midi il était de nouveau envahi du désir d'être ailleurs, d'être quelqu'un d'autre, quelqu'un d'autre ailleurs. je ne suis pas triste. »

***

Ça fait si longtemps que ça a commencé, ça fait tant de fois. L'aiguille piquée au creux de mon bras m'indiffère, à présent. J'en ai pris la drôle d'habitude et seul le petit mais constant picotement qui me chatouille la peau me rappelle de ne pas bouger. Lovée dans mon gros fauteuil bordeaux, dans un coin du salon, une bande dessinée sur les genoux que je feuillette d'un air distrait, je me désintéresse totalement du reste. Les gens, les machines, la tension palpable mais endormie par l'habitude. Même les regards réguliers de ma mère me laissent de marbre. Ce qu'elle cherche, ce qu'elle espère trouver, à me fixer de la sorte, je l'ignore. Une faille, peut-être, ou une grimace. Quelque chose. Ce quelque chose que je lui offre par pur ennui, en levant vers Ophelia un regard inquiet. Elle s'agite, elle se tortille, je le sens. Le tube rouge tire sur l'aiguille, qui tire sur ma peau.

« Comment tu te sens, Lia ? »

Lia, son teint d'ivoire, ses grands yeux aciers, ses mèches d'or lui retombant devant les yeux, m'offre un sourire piteux. Je ne la crois pas un instant. Je ne la crois pas souvent, en vérité.

« Ça va, juste un peu étourdie. »

Je me penche aussitôt pour crocheter ses doigts et y entremêler les miens. C'est instinctif, c'est vital. C'est ma sœur. C'est mon joyaux. Son contact a une chaleur toute particulière qui m'apaise aussitôt. J'aimerais qu'elle ressente la même chose, mais quelque chose dans son expression me déçoit, me trouble.

ec.