Allongée dans le noir, silencieuse, Victoire avait toujours les yeux grands ouverts. Le sommeil n’arrivait pas à l’attraper dans ses filets, comme tous les jours depuis pas loin de quatre ans. Autour d’elle, aucun bruit, si ce n’était que le léger sifflement du vent qui rentrait dans la pièce par une fente étroite et son propre souffle, léger, presque imperceptible. Elle effleura son collier du bout des doigts. Aussi loin qu’elle se souvienne, le cœur mécanique avait toujours été suspendu à son cou. Un petit cœur de métal, ouvert sur le milieu, qui laissait voir de petits engrenages délicats tournant lentement, imbriqués les uns contre les autres. En le collant contre son oreille, on pouvait percevoir un léger tic-tac, lugubre dans l’obscurité, comme le battement d’un cœur mort. Parfois, elle aimait l’associer au sien. Car il lui semblait qu’il ne battait plus comme avant, mais était seulement secoué par une pulsion qui lui était devenue familière au fil du temps ; celle du chagrin et de la revanche. Le doux ronron des engrenages blotti au creux de son poing, elle laissa ses souvenirs dériver.

Un couple mêlé. Julian et Emma Starkweather sont un moldu et une sorcière de Beauxbâtons. Un anglais et une française. Que dire dans ce couple, sinon qu’il filait l’amour parfait depuis déjà des années ? Julian, un fabricant d’automate, ignorait tout de la nature sorcière de sa femme et ne s’en portait pas plus mal. Tout ce qui leur manquait, c’était un enfant. Victoire fut ce cadeau. Nommée par sa mère, d’un nom qui portait bonheur. Tout est parfait. Emma est assise dans une balancelle, sous une pergola fleurie. Son bébé gazouille au parfum des roses qui surplombent la scène. C’est le bonheur. Le plus simple, le plus pur, et celui qui ne reviendra pas. Dans les bras de sa mère, le nourrisson tourne légèrement la tête. Et il sourit. La vie est là, parfaite, il lui suffit juste de grandir un peu pour s'en saisir et croquer son fruit à pleines dents.

Six ans. La petite fille court dans le jardin, puis trébuche sur une plaque de boue et s’étale joyeusement en riant aux éclats. Elle se relève, sa robe couleur des pétales de rose tachée de terre brune, sous les cris mi-agacés, mi-amusés de son père. Il la relève et lève à hauteur de ses yeux le petit collier qu’elle porte, le cœur mécanique. Puis il lui tend une autre moitié de collier et l’emboîte sous son regard émerveillé avec l’autre. Les engrenages s’adaptent parfaitement, et les deux parties du cœur tournent ensemble, à l’unisson. « Ne donne pas ton cœur à la légère, Vicky. C’est quelque chose de très précieux et rare que tu dois garder pour la bonne personne. Alors, divise-le en deux, comme ce collier. Garde la moitié pour toi, et donne l’autre à celui ou celle que tu aimeras. » L’enfant ouvre de grands yeux et acquiesce. Encore aujourd’hui, elle se répète ces mots sur un ton d’amertume. Ne donne pas ton cœur à la légère. Elle avait échoué.


Neuf ans. Devant les yeux ébahis de ses parents, Victoire tend une paume devant elle. Trois étincelles bleues en fusent, partent en fusée vers le plafond. Elle tourne vers eux un regard effrayé, mais aussi excité comme une puce. D’un bond rapide, son père se rue vers les rideaux pour les fermer, pour que personne ne voie les étranges phénomènes dont était capable sa fille. Ça dépassait son entendement, et il n’arrivait pas à se décider s’il était immensément fier ou effrayé par l’enfant qu’il avait lui-même mis au monde. « Papa, maman…pourquoi je peux faire ça ? » La voix de l’enfant est tremblante, incertaine. Sans un mot, Emma s’agenouille devant elle et la serre dans ses bras, et elle s’y détend peu à peu. " Ne t’inquiètes pas, ma chérie. Tout ira bien, je te le promets. » Quelque part, elle avait peur, mais elle était aussi fascinée parce ce qu'elle pouvait,faire, le potentiel de pouvoir qui se cachait peut-être derrière ces étincelles. C’est alors qu’Emma prit la parole. « Chéri…il faut aussi que je te dise…je suis une sorcière. Enfin, une sang-mêlé, fille d’une Moldue – une sans-pouvoir, comme toi, excuse-moi tu terme- et d’un sorcier… Je n’ai pas voulu te le dire avant d’avoir la confirmation que notre enfant serait sorcier. J’avais peur…que tu me rejettes, que tu sois dégoûté. Alors, pardonne-moi.» Le pardon fut très vite accordé. Après tout, on ne rompt pas près de quinze ans d’amour parfait pour une…pas si petite chose, mais voilà.

Onze ans. La lettre cachetée de Poudlard arrive, Maman se tue à expliquer à son père le fonctionnement du ponde sorcier et ce que ça implique concernant leur fille. Celui-ci est sceptique, ne sachant pas trop quoi faire. Il voulait une famille normale, et le voilà avec une femme et une fille magiques. Il avait pensé voir Victoire faire des études moldues...pas sorcières. Julian et Emma se concertent, lui incertain, puis demandent l’avis de leur fille, qui acquiesce joyeusement. Même si tout cela lui fait peur, elle est quand même excitée comme une puce à l’idée d’avoir des pouvoirs magiques. Comme les héroïnes de livres fantastiques! D'accord, l'idée de quitter ses parents lui fait peur aussi, mais c'est pour la bonne cause. Ils seraient fiers d'elle. Particulièrement maman. Parce qu'elle serait aussi bonne sorcière qu'Emma Starkweather, née Beauregard, l'était, et peut-être même meilleure. Et même si elle était parfois réticente à apprendre (nonsansblague), elle s'appliquerait pour elle, pour eux. Être fille unique, ça avait des responsabilités avec, selon papa. Alors on allait voir ça.

Onze ans. Le silence tombe sur la Grande Salle lorsque le nom d’Harry Potter est prononcé. L’enfant elle-même ne le trouve pas si impressionnant que ça, mais d’après ce que les autres lui ont raconté à voix basse, il est très important dans l’histoire des sorciers et a vaincu un grand méchant alors qu’il n’était qu’un tout petit enfant. Mais rapidement, elle s’en désintéresse lorsque son tour vient. Victoire s’avance d’un pas ferme vers le Choixpeau lorsque Minerva McGonagall appelle son nom sur la liste. « Starkweather, Victoire ! » Elle gravit avec décision les quelques marches qui mènent à l’escabeau et s’installe dessus, le chapeau bien posé sur ses boucles blondes. la voix retentit dans sa tête. « Hmm…je vois beaucoup de courage…un cœur de lionne. » Elle n’ose rien penser, même si le verdict la ravit d’avance. Enfin, la clameur éclate dans sa tête et en dehors. « GRYFFONDOR ! » Elle se lève, enthousiaste, jette presque le Choixpeau dans les mains de la personne suivante sous le regard légèrement désapprobateur de McGonagall et rejoint les rangs des rouge et or, sous les acclamations de ceux-ci.


Treize ans. La blonde –pour le moment rousse, ayant teint soigneusement ses cheveux en une vive couleur de feu pour supporter l’équipe de Quidditch de Gryffondor pendant la Coupe- serre dans ses bras sa meilleure amie, Helen. Une Serdaigle et une Gryffondor meilleurs amies, bien sûr que oui ! Elles se sont rencontrées à leur première année commune et une forte amitié s’est tout de suite nouée entre elles. Leurs caractères étaient trop opposés, mais c’était aussi pour ça que Victoire aimait tant Helen. Elle tempérait son feu par sa douceur. Cette fille, c’était le genre d’être incapable de faire du mal à une mouche. Leurs doigts s’entrecroisèrent et se serrèrent. « On avait dit amies pour la vie, hein, Lennie ? » « Oui. Bien sûr que oui, Vic...»


Quinze ans. Un couple s’embrasse à la fête qui célèbre la fin des BUSEs. Ça fait désormais cinq mois que Jem Macmillan, un Poufsouffle, et Victoire sont ensembles, même s’ils se rôdaient autour depuis déjà un moment. Ils avaient également assisté ensemble, avec Helen, aux séances de l’armée de Dumbledore. Victoire avait crevé de jalousie à l’idée de n’être pas allée à l’opération commando du ministère, mais son amie et son copain avaient su la calmer. Si seulement elle avait été plus clairvoyante, elle aurait pu voir. Sa famille était aussi une opposée à Voldemort, d’après ce qu’elle savait. Elle faisait confiance, rien ne devait venir entacher la situation qu’elle jaugeait aussi parfaite que possible. Elle lui avait même donné la moitié de cœur mécanique hier, au cours de la plus fervente déclaration d’amour qu’ils se soient fait depuis le tout début. Son cœur nage dans le bonheur, avant de sombrer. Avant d'être tellement meurtri qu'il ne croit plus aux belles choses.


Quinze ans. Penchée sur un établi, chez elle, avec Helen, Victoire tripote le ventre d'un automate et resserre les boulons, huile un rouage ici et là. Des carnets griffonnés de plans et de schémas sont éparpillés autour d'elle, feuilles noircies d'encre en vrac. Son amie l'encourage, la guide et lui donne ses conseils. Pendant toutes ses vacances depuis l'enfance, la jeune fille s'était attelée à apprendre le savoir de son père. Perpétuer la tradition, qu'elle disait. Et elle était persuadée de pouvoir améliorer le réalisme des automates à l'aide de la magie. Si seulement elle pouvait utiliser la magie hors de Poudlard... Enfin, elle termine et ouvre la main en direction de sa meilleure amie. Une fée mécanique de la taille d'une Barbie y déploie ses ailes et les fait battre lentement en tournant sur elle-même sous les regards satisfaits des deux filles.


Dix-sept ans. Le journal atterrit devant elle, dans la Grande Salle de Poudlard. Elle le saisit, puis lâche le papier, les yeux hagards. Non. C’est impossible. Tout mais pas ça. L’espoir est mort dans ses yeux. Autour d’elle, dans la pièce, les cris et les lamentations commencent à venir, les larmes à couler, toutes ces manifestations de chagrin furent réprimés par les professeurs à la solde des Mangemorts. Elle aurait voulu avoir une main amie à serrer, mais tous étaient trop abattus par la nouvelle pour avoir du réconfort à donner aux autres. Les acclamations de la table des Serpentards sonnèrent comme un glas à ses oreilles. Oui, l'espoir est mort au moment où elle a posé les yeux sur la page. Au revoir.


Dix-sept ans. Mai Elle a ramassé une Gazette du Sorcier dans une poubelle. Car oui, elle se cache. Il ne fait pas bon être une née-moldue en ces temps troublés. Ce qu’elle lit l’accable et creuse des trous dans son cœur à coups de pierres. Hermione, Dean, Colin…tant de sa maison et tant d’autres sont morts. Mais elle s’interdit de pleurer, et ses yeux restent secs, même si à l’intérieur…non, ce n’est pas un dessèchement, c’est un vide. Son cœur ne bat plus pour vivre. Il bat pour se venger, pour que les Mangemorts payent. Il bat pour que la justice soit rétablie. Il bat pour laver dans le sang de ses ennemis celui de ses amis. Et il bat pour qu'elle se venge. Et elle se demande si une fois arrivée à son but, il ne va pas juste la lâcher. Et elle meurt. C'est tout.


Dix-sept ans. Mai. Elle est en France. Sauve, mais vide. Suivre Neville et Seamus avait été la meilleure chose à faire, mais elle lui avait coûté son sourire et tout ce qui allait si bien avec et qui faisait son bonheur. Dans ses mains, elle froisse inconsciemment une feuille de parchemin détrempée de larmes, se refusant à croire son contenu.

« Victoire,
Je n’ai pas beaucoup de temps. En tant que née-moldue, la purge a été lancée autour de moi et on va probablement m’arrêter dans les heures qui viennent. Alors, je serais brève. Surtout, ne me pleure pas. Je suis heureuse que tu aies pu fuir. Je ne vais pas attendre qu’on vienne me chercher, et j’ai accepté de participer à un assaut sur Diagon Alley. Peut-être arriverons-nous à tuer quelques Mangemorts avant de mourir. Sache que tu as toujours été ma meilleure amie. Je ne te demande pas de me venger. Mais ce n’est pas le but de cette lettre. Je sais que c’est dur, mais encaisse. Des Mangemorts ont exécuté tes parents et incendié ta maison après avoir appris ta fuite. Jem…sa famille l’a ramenée vers lui. Les Macillan nous ont trahis. Il a rejoint la cause du gouvernement et a dénoncé plusieurs nés-moldus, comme moi, j’ignore si c’est de son fait ou si son entourage a fait pression sur lui. Je suis désolée. Encore une fois, pardonne-moi de tout te dire sans délicatesse, mais le temps me manque.
A ton prénom, à la Victoire. Porte-toi bien, et ne meurs pas pour moi, ni pour quiconque. On se reverra, ici ou dans une autre vie, promis.
Ton amie qui t’aime – Helen. »

Elle avait perdu une amie, la meilleure. Ses parents étaient probablement morts. Son petit ami était devenu un pion du Ministère et avait trahi la fille qui comptait à ses yeux le plus au monde, jetant au vent les beaux serments d’amour. Et elle détestait se lamenter ainsi, n’ayant plus de larmes pour pleurer. Si des traces brillaient sur ses joues, elles étaient sèches. Elle serra dans son poing le cœur mécanique, désormais condamné à n’être que la moitié de lui-même. Tout comme elle. En fait, elle n’était même plus sûre d’en avoir un. Ou, s’il était toujours là, il battait aussi pour oublier qu’il n'était plus que la moitié de lui-même.


Vingt-et-un ans. La jeune fille est devenue une jeune femme. Elle est passée du Royaume-Uni à la France, de la France à Dublin, de Dublin au manoir des Shafiq, toujours. Elle marche, elle travaille ses engrenages et ses boulons, elle fait tout ce qu’elle peut. Car son idée fixe, c’est la vengeance, et ensuite c’est l’oubli. Elle veut oublier que ses parents sont morts dans un incendie, que sa meilleure amie s’est sacrifiée pour une chance de faire couler le sang des dominateurs, que celui qu’elle avait aimé –et d’ailleurs, ne savait plus si son cœur avait une chance de marcher encore- occupait à présent une bonne place au Ministère et avait provoqué la mort d’Helen et d’autres nés-moldus, que ce soit de son plein gré ou pas, et qu’elle-même se battait pour une cause qui était devenue sa vie entière. Elle voulait aider. Se sentir inutile était une sensation horrible pour elle. Elle trouverait une fonction à ses automates. Et elle se noyait dans l’adrénaline et l’alcool pour oublier qu’elle avait mal. Que ce qu’elle avait espéré comme rêves était brisé, et que son sommeil était pétri de cauchemars. Mais en même temps, elle oubliait que quelque part, il y avait cette lumière, au fond du tunnel.

Elle voit les réfugiés arriver. Elle les voit échapper au danger. Mais c'est d'un œil morne. Mais...quelque part...elle en est heureuse. Voir leurs rangs augmenter rallume la flamme dans son cœur en miettes. Et elle se dit que, peut-être, la cause n'est pas encore perdue d'avance.

Elle a souffert et elle s'est brisée, elle a vu des gens s'avancer vers elle pour la relever. Elle espère de nouveau, quelque part, et le feu qu'elle porte n'en brûle que mieux.

Que le gouvernement vienne s'y frotter, et elle le réduirait en cendres; si elle devait partir avec, qu'elle y aille.