Acte I : donne-moi du poison pour mourir ou des rêves pour vivre.
“ Je n’avais de haine contre personne, mais peu de gens m’inspiraient de l’intérêt ; or les hommes se blessent de l’indifférence, ils l’attribuent à la malveillance ou à l’affectation ; ils ne veulent pas croire qu’on s’ennuie avec eux naturellement. ”
– Benjamin Constant , Adolphe.
Quelque part en Russie, 1995.
Ses yeux tannés à l'or funeste dardent la proie au visage tuméfié ; sa gorge ronde dévore l'agonie et dégoise quelques feulements étouffés. Pourrait-il s'étrangler avec sa propre langue boursouflée que Yonah ne s'en émouvrait guère. Le détenu se meurt quand le geôlier jubile, mine rembrunie et taillée aux contours d'une cruelle placidité, il examine sans mot dire son cobaye implorant en silence un peu de vie et d'oxygène quand la chair de son visage tourne au cramoisi. Yonah plisse alors le nez de dégoût, trouve que cette couleur lui sied bien peu au teint tant il lui rappelle les koulaks enivrés à la vodka. Et pour dernier mépris quant à l'agonie de sa victime ligotée à sa chaise, lève à hauteur de ses yeux fauves le livre qu'il tient à la main. La lecture n'émousse guère sa cruauté patentée puisque le garçon s'emploie avec rigueur et minutie :
« Le phosphore s'insuffle, insidieux et vivace, dans le corps de la victime. L'effet immédiat du poison obstrue les poumons et rend de ce fait l'oxygène aussi rare que convoité.... » Le bourreau abaisse son ouvrage et toise à nouveau sa proie, arbore à la lippe une moue des plus convaincues lorsqu'il écoute les dernières suffocations du futur macchabée. Puis avec la force tranquille de la sérénité, reprend derechef son laïus. Méthodique, appliqué, subjugué malgré les traits flegmatiques de son visage.
« …Il provoque des vomissements... » Et le bruit sourd, dégueulasse, d'un fluide puant s'abattant à terre, vient alors corroborer la lecture de Yonah, lequel plisse à nouveau son nez de dégoût mais ne daigne guère détourner ses pupilles de l'ouvrage.
« ...des diarrhées sanglantes... Ew. Ca, c'est vraiment pas ragoûtant, Vitali. » Bruissement d'une page qui se tourne et accompagne les funestes litanies du bourreau. La victime quant à elle s'est raidie, yeux exorbités et écume en bord de lippe, elle attend dans la souffrance l'ultime coup de grâce. Tend l'oreille pour mieux anticiper sa chute, mais hélas les dernières palabres de Yonah ne lui arrachent alors qu'un râle souffreteux :
« ...puis la mort en quelques minutes à quelques heures. » Abject tortionnaire se gargarisant de la douleur, il trouve même le temps d'user d'une voix complice afin de terminer sa lecture.
« Oh. Alors ça c'est surprenant, écoute : 'Le phosphore pur est toxique, bien que cet élément soit indispensable à la vie. En effet, on le retrouve en grande quantité au sein de la molécule d'acide désoxyribonucléique' … L'ADN, Vivi. Au cas où le manque d'oxygène t'aurait atrophié le cerveau... 'présent sous forme de phosphate'. Les poisons sont un domaine captivant, n'est-ce pas ? Ils sont souvent administrés comme antidotes, mais à haute teneur peuvent... »« Yonah. » Le temps se figea à l'instar du jeune homme. Nuque raidie, souffle court, l'intéressé se retourna lentement vers la figure de l'oncle au visage buriné par les méfaits. Il le toisa s'approcher non sans nourrir une vague de respect et d'amour familial à l'égard de Vassily Vladerov, lequel lui offrit en retour un regard courroucé.
« Il n'était pas censé mourir maintenant. Mes hommes n'avaient pas fini de l'interroger. » « Il n'est pas mort, il est... Oh. » Et le jeune russe de se retourner, dardant non sans un soupir las le macchabée aux yeux révulsés, teint olivâtre et membres perclus. Ignorant néanmoins le soupir excédé s'échappant des lèvres de son oncle, Yonah referma son ouvrage d'un coup sec pour mieux se saisir d'un crayon et d'un carnet sommeillant au fond de sa poche de veston. Appliqué et vivace, il traça à la mine de charbon ces quelques mots :
'Phosphore. Effet rapide (10 à 12 minutes) sur cobaye affaibli', souligna trois fois ce dernier mot comme s'il lui fut des plus probants, et enfin rangea le tout sous le joug des yeux vifs du Parrain.
« Tu sais que tu n'avais pas l'autorisation pour celui-ci. » « Je sais mais... » « Pas de mais. Sors d'ici. » Même à dix neuf ans, il n'y avait guère d'ordres reçus de l'oncle Vladerov qui purent être remis en question. Yonah jugula son agacement, ravala son argumentaire, et pour toute réponse le salua poliment avant de tourner les talons.
~*~
Les heures passent sans qu'il ne cille. Pupille figée au sol, amertume en coin de bouche, Yonah reconsidère son expérience auprès du pauvre cobaye et dépérit de ne pas avoir pu la mener à terme. Et là, logée dans le pli de son front soucieux, une certaine appréhension creuse ses traits rêveurs : sans doute est-il allé trop loin cette fois-ci. Combien de fois eut-il administré quelques poisons aux victimes entassées au sous-sol du manoir Vladerov, celles-là même qui appartiennent à Vassily, le Parrain. Hommes ou femmes, rivaux pour la plupart, traîtres pour certains, destinés à subir les plus abjectes supplications afin qu'on ne déloge de leurs gueules quelques paroles, plaintes et aveux. Combien de fois son oncle dut-il le rappeler à l'ordre, sous couvert d'un regard courroucé et d'une voix ferme, malgré un timbre presque ému. Yonah Vladerov, dix-neuf ans à peine, tenait en ses mains un don des plus sinistres et obscurs : la maîtrise des poisons, l'art de tuer par vénéfice, le privilège de s'émouvoir de rien et de se foutre de tout. Mais cette fois, la pupille pénétrante de son oncle a reflété une ultime menace, comme une déception à l'égard de la désobéissance du neveu. Ce dernier ressent comme la venue d'un châtiment imminent, sorte de punition moralisatrice ; il s'en persuade, frissonne un moment, feint de ne pas ressentir cette impression qui le tanne jusqu'à la lie. Puis enfin se lève, une ire légère ronronnant contre son flanc ; il est un Vladerov. Rien ni personne ne peut l'atteindre.
« Monsieur Vladerov. » Le concerné ne répond pas, daigne à peine tourner sa tête brune vers la porte toujours close. Et parce que son mutisme s'endort sous son agacement, l'intrus ayant osé le déranger s'acquitte rapidement de sa tâche :
« Votre Oncle... » (le sbire posté derrière la porte parle avec dévotion et respect, tel un dévot converti à son saint)
« ...souhaite vous parler dans le Grand Salon. » Pour toute réponse, Yonah sort de sa chambre d'un pas prompt, ignore le gorille en costume qui ne cille pas mais l'accompagne jusqu'à l'endroit de l'entrevue.
Vassily Vladerov a pris place dans un fauteuil de cuir, cigare en bord de lippe. Un costume impeccable malgré des mains couvertes d'hémoglobine qu'un employé s'affaire à nettoyer minutieusement. Dès lors que Yonah a fait son entrée (le dos droit et le port de tête princier malgré le sentiment de représailles imminentes), le sous-fifre se voit suspendu et prié de quitter la pièce. Oncle et neveu se toisent alors dans le blanc de l'oeil ; le plus jeune n'ouvrira pas la bouche tant que le Parrain n'aura pas parlé.
« Tu sais pourquoi je t'ai fait venir, Yonah. » « C'était la fois de trop. » Un sourire vorace strie le visage dur du Parrain, il renchérit :
« A ton âge, on se contente de jolies filles, de pornographie et de cocaïne. Tiens qu'en dis-tu ? » Il se lève, nonchalant, aborde le sujet comme l'on parlerait du beau temps. Yonah est loin de s'en offusquer cependant ; dans leur famille de mafieux, tout est excessif, violent, intense. Les Vladerov portent l'élégance en étendard mais se targuent d'effectuer un travail voire un commerce pas très propre. Qu'importe, ils ont la conscience tranquille.
« Pas maintenant, merci. » qu'il dégoise le plus naturellement du monde, pensant refuser un peu de poudre blanche. L'oncle s'esclaffe alors, amusé par son neveu qu'il affectionne vraiment, et ce en dépit de l'avertissement qu'il lui réserve.
« Non je parlais de l'industrie pornographique. C'est prospère, ça rapporte, et c'est bourré de gangs mafieux. » Il se sert un scotch et tend volontiers un verre au jeune homme.
« Sans mauvais jeu de mots. » Yonah gomme ce rictus amusé à ses lèvres avant de hausser les épaules et de répondre avec logique et application :
« Tout ce qui rapporte est bon à prendre. » « Mais tu n'en prendrais pas la tête. » L'oncle est un peu las, un peu compréhensif. Il connaît les talents de Yonah pour les vices de l'empoisonnement et s'en gargarise même ; fier d'avoir dans la famille autant de bons éléments.
« Tu préfères tes poisons et tes meurtres, ce qui est une très bonne chose. Néanmoins... » Suspens accroché à ses lèvres purpurines ; Vassily Vladerov se tourne alors vers son garde du corps planté là près de la porte, et lui somme d'une main levée de l'ouvrir enfin. Yonah tressaille, aperçoit une silhouette massive qui en passe le seuil et qui porte dans ses bras trapus un labrador noir qu'il dépose à ses pieds. La bête, inerte, est encore chaude malgré la mort qui l'habite. Et le jeune russe de sentir sa gorge se serrer, ses pupilles humides restées figées sur son chien fidèle. Il ne versera pas une larme, car les hommes en cette famille se doivent d'être coulés dans du béton à l'instar de leur palpitant. C'est pourtant d'une voix éraillée qu'il s'exprime :
« Sadko. » « Verdict ? » Quelques secondes de silence, le temps qu'il ne reprenne ses esprits et ne distille ses émotions.
« Pardon ? » « Je l'ai empoisonné. Tu vois, moi aussi je peux le faire. » rétorque Vassily avec la force tranquille de la nonchalance, pointant de sa main le cabot trépassé.
« Donne-moi ton verdict. » Et d'un seul coup d'oeil faisant office de coup de poignard, Yonah s'exécute, observe, dissèque de sa pupille humide les indices et éléments : langue aussi violacée que la truffe, yeux encore ouverts, témoins d'une mort imminente.
« Aconitine. » « Parfait. » s'exclame le Parrain comme il s'approche du jeune brun, lui tapotant l'épaule.
« Je veux que tu travailles ton don, et que tu t'en serves. Mais je veux surtout que tu arrêtes de prendre MES captifs pour tes cobayes tant que je ne t'ai pas donné le feu vert, compris ? ...Bien. » La mine déconfite et blême de son neveu lui empoigne le cœur autant qu'il nourrit une once de fierté à l'encontre de ce jeune homme prometteur. Et comme pour gommer ce châtiment abject, parce qu'il éprouve bien trop d'affection pour Yonah, rattrape maladroitement son ignominie et lui agrippe fermement la nuque. Geste de tendresse, un peu rustre, tandis qu'il le force à pointer son regard d'ambre sur un autre sbire portant dans ses bras un chiot doberman.
« Tu le mérites. » Dernières palabres sincères, et le Parrain disparaît des lieux.
Depuis lors, jamais un captif ne fut retrouvé intoxiqué avant d'avoir entièrement servi à ses tortionnaires, et le chiot dénommé Anya ne quitta jamais son maître.
Acte II : Man is the cruelest animal.
“ Autant j’avais eu d’exaltations et de rayonnements, autant je me renfermai et roulai sur moi-même. Depuis longtemps déjà j’ai séché mon cœur, rien de nouveau n’y entre plus, il est vide comme les tombeaux où les morts sont pourris. J’avais pris le soleil en haine, j’étais excédé du bruit des fleuves, de la vue des bois, rien ne me semblait sot comme la campagne ; tout s’assombrit et se rapetissa, je vécus dans un crépuscule perpétuel. ”
– Gustave Flaubert , Novembre.
Lorsque l'homme releva son visage boursouflé, ce fut la pupille ignescente de Yonah qu'il accrocha. Un jeune russe embarqué ici sur les landes anglaises afin d'y planter le drapeau de la mafia de l'Est, idolâtrant au moins l'argent que sa patrie. Les Vladerov – pourritures mais pas communistes – avaient saisi judicieusement l'opportunité des conflits britanniques afin de s'octroyer leur part de marché ; ils y étaient parvenus aisément, s'appropriant secteur du crime et quelques institutions, et pour que leurs méfaits ne soient jamais interceptés collaborèrent volontiers avec le nouveau Gouvernement dont ils ne partageaient pas le dogme. La famille de russes n'eut de camp autre qu'elle même et l'argent, s'insinuant néanmoins dans les failles du système afin d'y prospérer telles des vipères se lovant dans leur nid. Ainsi et aujourd'hui, Yonah Vladerov ne s'érigeait qu'en cadet mais également en redoutable homme d'affaires n'acceptant que bien peu la traîtrise et l'envahissement de son espace (notons là l'ironie de l'histoire). Grand, toujours placide et toujours fier, la pâleur du froid de Russie essuyant son front blanc, drapé d'un charme brut inspirant le respect malgré son jeune âge. Il transpirait autant l'ambition que la cruauté, piquait sa verve de cynisme et de rhétorique bien tournée, suintait même parfois la sympathie bien qu'on s'accorda – légitimement – à penser que ces élans de complaisance dissimulaient une fourberie bien plus grande.
« Je réitère ma question. » Un accent rugueux rappelant les steppes austères de la Russie coula sur les lèvres de Yonah, lequel toisa l'homme attaché à sa chaise. Ah, quelle redondance y avait-il dans le métier de mafieux, c'en était presque lassant parfois ! Beaucoup de demoiselles et de cocaïne (ou de cocaïne sur demoiselles), parler négoce et veiller au bon train de ses affaires, défier les rivaux puis se méfier de leur vendetta attentant à sa vie, dépouiller, escroquer, torturer. Toujours la même rengaine, toujours les mêmes plaintes secouant les lèvres tremblantes et sèches des victimes. Ainsi et pour tromper l'ennui, Yonah s'évertuait à varier les supplices, en expérimenter certains et en enchaîner d'autres.
« Combien d'argent nous as-tu volé ? » « Jamais, jamais je n'ai volé d'argent, jamais ! » Le quidam tortilla sur sa chaise, larmoyant et abattu par sa peur, niant cependant ce que Yonah savait déjà. Et le mensonge lui fut fatal ; le russe relâcha la bride de Anya, doberman agressif aux babines retroussées qui dévoila des crocs voraces et baveux. Le molosse affamé se jeta sur le pauvre homme, et dans un grognement vorace commença à lui dévorer la jambe sous les cris sinistres du baratineur.
« TROIS MILLE ! TROIS MILLE GALLIONS ! » « Anya. » La bête retourna auprès de son maître, soudain calme et tranquille, se pourléchant les babines entachées de sang.
« Et bien voilà. » Un ersatz de sourire traça la lippe de Yonah, lequel parla avec le timbre d'une compassion que la victime apercevait comme une délivrance.
« Il suffisait de le dire plus tôt. Tu vas nous rembourser dans les trois jours Lawrence, n'est-ce pas ? » Le concerné hocha frénétiquement la tête, gémissement douloureux contre le palais mais regard aussi reconnaissant qu'apitoyé.
« Et à l'avenir tu vas t'enfoncer dans le crâne que les bénéfices des paris ne vont pas directement dans ta poche. On ne dépouille pas sa famille, c'est mal. Parce qu'une fois que tu es à la botte des Vladerov, tu fais partie des nôtres. Comme un... » Il leva la tête, moue faussement pensive et verre de vodka tournant entre ses doigts oblongs. Plus le tortionnaire parlait et plus la victime voyait grossir une lueur d'espoir. Une cruauté dissimulée savamment orchestrée par Yonah, qui bien sûr n'achèvera pas cette histoire de trahison par une touche heureuse ni un bon dénouement au contraire.
« Comment dit-on en anglais. брат ? » « Frère. » L'un des sbires venait d'ouvrir la bouche, lunettes aussi noires que sa peau, une mine flegmatique malgré cette lueur de fierté d'avoir ainsi rendu si minime service à son employeur. Yonah approuva d'un signe de tête sympathique avant de le désigner de sa main tenant son verre d'alcool, l'accent russe glissant toujours en bord de lippe.
« C'est ça. Comme un frère.» Foutaises. Des foutaises pour mieux rassurer le voleur et insuffler en lui cet espoir et cette pseudo complicité qu'il tuerait bientôt dans l'oeuf. Discours moralisateur voire paternaliste pour mieux le faire espérer, l'achever, l'humilier et le considérer comme un enfant à châtier. Lawrence, trop dupe et gargarisé d'espoir, traçait sur le contour de ses lèvres sèches et souffreteuses un sourire reconnaissant. Ce même Lawrence qui, pourtant nouveau mafieux au sein des Vladerov, s'était laissé pousser des ailes au point de détourner quelques gallions à son compte au lieu de s'en référer à ses supérieurs. Qu'est-ce que trois mille pièces sur le compte en banque de ces russes, si ce n'est une goutte de venin dans la fiole déjà bien remplie ?
Mais aucun Vladerov n'accorda jamais de seconde chance, et ce soir le traître en paierait le prix.
« Je te raccompagne. » souffla-t-il insidieux et faussement sympathique, comme il ordonna à ses deux gorilles en costume et cravate de relâcher Lawrence bien mal en point. Ce dernier se répandit en excuses et remerciements, puis suivit en claudiquant la silhouette de Yonah et du molosse vers la sortie du hangar désaffecté. Un air vivace, presque acéré, croqua les pommettes boursouflées du martyr mais qu'importe ; il s'entendait vivre. Du moins jusqu'à ce que les sbires ne le saisissent par les épaules, l'obligeant à se mettre à genoux sur les graviers et herbes folles. Ce fut à cet instant que Yonah se retourna enfin, un peu amusé, un peu las, ignorant le regard effaré de la victime avant de prononcer sa sentence :
« Je me demandais juste... Où as-tu déposé tout cet argent ? Tu ne peux pas l'avoir blanchi et tu n'as rien dépensé encore. » Il parlait, le fourbe, avec une déférence inexistante. S'asseyant sur une montagne d'or et d'orgueil.
« Chez toi, je suppose ? » Et de se contenter des hochements de tête intempestifs de Lawrence, lequel priait intérieurement pour sa vie.
« On rendra donc visite à ta femme. Coulez-moi ça dans le béton... » Puis d'avaler cul sec son verre de vodka non sans toiser la gémissante victime dans les yeux, avant de changer d'avis, malicieux.
« Non, soyons plus imaginatifs. Coulez-moi du béton là-dedans. » Et les cris, supplications et révoltes du futur macchabée n'y changèrent rien. Les sous-fifres en costume jubilèrent grassement comme ils empoignèrent le quidam avant de lui fourrer dans le gosier un entonnoir, telle une oie à gaver. Impassible face aux plaintes, Yonah regagna sa berline, attendit que Lazar ne lui ouvre la porte et qu'Anya ne s'y engouffre la première.
Assis là, confortablement installé sur un siège de cuir à l'arrière du bolide de luxe, Yonah se retrouva pensif, comme absent. Cet air absorbé attira l'oeil vif de Lazar qui pointa sa pupille dans le rétroviseur :
« Au Dragon Vert, monsieur ? » demanda-t-il comme s'il put espérer de gommer un peu cette étrange solitude habitant le cœur sec du jeune russe. Ce dernier toisa la vitre teintée, caressa son menton râpeux à la pulpe de ses doigts et, après avoir considéré la question quelques secondes à peine, renchérit alors :
« A la maison. » Le chauffeur ne pipa mot quoique désapprouva l'idée, comprenant bien assez tôt que la vodka coulerait à flot dans l'antre des Vladerov ce soir.