Le désir est insatiable. L'odeur enivrante. La manière si délicieuse. Ce goût ferreux me revient à l'esprit chaque instant davantage, délectable, acre et pourtant si plaisant. Le pourpre a toujours été ma couleur préférée. C'est plus plaisant encore de le voir parsemer des lèvres immobiles et gercées, colorer quelques capes trop bien soignées. Je le vois couler le long des visages, parcourir l'arrête d'une mâchoire. Celui qu'ils prônent tous si beau, si pur, si supérieur, ne fait que leur échapper une fois qu'ils sont morts. Peut-être est-ce ainsi pour cela que ce désir si intense de le voir cesser de leur appartenir est omniprésent, telle une alarme incendie hurlant à l'attention. C'est transcendant, déraisonnable, incompréhensible et si dangereux que cela en devient plus plaisant encore. Je veux les faire payer, je veux leur faire sentir la douleur, l'horreur, leur rendre la pareille, leur montrer ce qu'ils infligent, ou pire encore peut-être. Je veux la terreur dans les pupilles, puis le néant, par la folie et la déraison, peu importe. Ils paieront.


Je n'ai pas même le souvenir de leurs visages éteints pour témoigner de l'horreur. Je n'ai que l'image floue et indistincte que formate l'esprit, basée sur des visages endormis - la mort a-t-elle le même effet sur les visages que le sommeil ? Se sont-ils simplement endormis comme si jamais ils n'avaient été éveillés ? Je les imagine paisibles et calmes. Je vois leurs traits détendus bien que définitivement figés, statues de marbres érigées sur la fiction de l'horreur. Ils sont là, étendus sur leurs draps blancs, allongés entre matelas et couvertures. Ils ne se sont simplement jamais réveillés. Ils n'ont pas vu la mort arriver ; elle est venue à eux, pourtant, silencieuse et tendre, et les a emmené avec eux. J'observe avec attention chacun de leur trait, les cheveux blonds de maman inondant le torse de papa, son nez reposant contre l'arrête de sa clavicule, et ce bras musclé enserrant son corps frêle. Ils sont morts en s'aimant. J'en suis certaine. Et même dans leur mort ils seront toujours aimés.
C'est lancinant. Je n'ai jamais connu de telle terreur, de telle douleur. Je ne saurais l'expliquer réellement. C'est cette sensation, si singulière, que de se sentir étranger au monde entier, et d'avoir l'impression, simultanément, à la même seconde, de s'y sentir enfermé. Comme si je pouvais l'évincer d'un claquement de doigt sous son propre contrôle. Et je sens aussi mes entrailles se tordre et se détordre dans un vacarme épouvantable, c'est une brûlure si délicieuse, qui dévore cœur et poumon, ne fais de l'air que des cendres et du sang que de l'acide. Cela dévore mes veines tel le venin mortel et délicieux, qui secoue de spasme, nourrit l'esprit d'hallucinations et rend terriblement fiévreux. J'entendais encore ce matin le rire de maman au lever, lorsqu'au travers des rideaux mal fermés se glissait l'orangé-rosé du soleil levant. Elle était plus lumineuse que n'importe quel soleil lorsqu'elle riait. Plus éblouissante que tous les astres et satellites d'univers différents, d'ailleurs et d'autrement. J'entendais son rire, et la seule chose à laquelle j'étais capable de penser était le petit-déjeuner qu'elle m'avait préparé.
Mais j'ai ouvert les yeux, et il n'y avait pas de petit-déjeuner. Que le souvenir de l'odeur d'oeufs brouillés, qui, cette fois-ci ne me donnèrent nullement envie. Car, je me suis réveillée, et j'ai pleuré. J'ai pleuré comme si la terre elle-même me l'avait demandé ; qu'il s'agissait ici d'une loi de la nature et non d'un choix, j'ai pleuré sans pouvoir m'arrêter, en sentant le sel irriter mes joues rougies et brûler mes yeux bleus, j'ai pleuré pour que tout revienne au sol, et cela n'a jamais rien calmé. Pas la douleur, ni même le manque, rien. Si le sel irrite, lui a rouvert d'autres plaies encore, a agrandi le trou déjà béant qui se présentait au creux de ma poitrine. Il l'a rouvert et l'a rongé, et chaque larme qui m'échappe m'ôte chaque instant davantage quelque chose - je ne saurais exactement dire quoi. La sensation d'exister, peut-être ? Comment serait-il possible de prétendre à l'existence quand ceux qui nous l'ont donné ont cessé de vivre ? Et comment est-il possible de croire en la mort quand il est impossible de voir son oeuvre ? Ce n'est pas concevable, ce n'est pas admissible, ni acceptable. Qui se donne-t-il le droit de prendre ainsi la mort pour ne jamais la laisser s'installer dans le cœur et les esprits ? Qui décide donc de ne pas m'octroyer le deuil ?

Une raison supplémentaire. La douleur accompagne la rancœur, si délirante, elle, sans chaînes ni raisonnement tangible. Je la sens s'infiltrer de la même manière que de la première, plus profondément, plus intensément encore, ses racines enserrant le palpitant avec force et intensité. Elles le capturent et freinent ses battements, l'empêchent de vivre correctement, l'empêchent de respirer, de s'alimenter correctement. J'ai lu quelque part que si le cerveau n'était pas alimenté en sang, il pouvait alors perdre certaines de ses fonctions. La raison s'en serait-elle allée à l'implantation de ce désir de vengeance ? Je n'en sais rien. Mais je sens cette colère brûlante s'intensifier chaque instant, cette envie déraisonnable de faire payer quiconque aurait à voir avec l'assassinat de ma famille, quiconque s'apparenterait à tout ce que le gouvernement représente aujourd'hui.


Elle défaillit un instant, perdit son regard dans l'ailleurs, glissant quelques doigts frileux sur le bois massif de la table à manger. Un long frisson lui parcourut l'échine, dévorant sa peau diaphane avec avarice, léchant sa colonne vertébrale d'une langue rugueuse et terrible. Chemin sinueux, il continua sa route jusqu'à parcourir son corps entier, désarçonnant raison quelques secondes, armes baissées, bataillon abandonné au combat, de longs instants. La fenêtre de la cuisine était ouverte. Un long courant d'air s'engouffra dans la petite maison abandonnée, glissa une mèche blonde sur le front d'Arabella, une qui vint lui barrer la vue, caressant l'arrête de son nez et la chatouillant de manière infime. De nouveaux frissons la saisirent soudainement, quand le froid lui parvint, elle tira légèrement sur ses manches afin de recouvrir ses doigts de moitié, reposa son regard sur le visage atterré de sa sœur, le glissa sur ses traits tendus, son visage coulé dans bronze - elle était belle, si belle, et ne lui prêta pas attention un instant, avant de finalement soutenir son regard. « C'est de ta faute tout ça. » Elle avait les yeux bleus, si bleus qu'elle aurait pu y rester des heures plongée ainsi dedans, pourtant, les siens la reprirent à l'ordre, brûlants et menaçants, embués. Elle ne laissa pas la peine s'échapper, pas encore, détourna les yeux, reniflant bruyamment. Au dehors, les nuages gris s'échouaient en morceaux de coton usagés contre l'horizon, grisonnant au noir. Il allait bientôt pleuvoir, alors la blondie s'approcha de la fenêtre ouverte, la ferma en insistant de ses maigres forces, s'appuya contre l'évier couvert d'une épaisse couche de moisissure verte, ne prenant pas même garde à ne pas se salir, et défia finalement sa sœur du regard avec nonchalance. « C'est de ta faute, regarde toi, regarde ce que t'es devenue. Tu crois qu'ils auraient aimé ça ? » C'était douloureux, quelques coups de poignards pointés auprès du coeur, remués près des poumons. Un souffle court. Elle n'en montra rien, entre-ouvrit les lèvres avec discrétion, soulevant sa poitrine plus rapidement sûrement que d'accoutumée. Il n'y avait rien à répondre, rien à dire, seul le silence peut-être pourrait calmer ces ardeurs. Elle l'observa encore. Elle s'approcha d'elle soudainement, éclatant en sanglots, et lorsqu'elle fut arrivée à sa hauteur, la propulsa au dessus de l'évier en appuyant ses épaules, hurlant soudainement. « T'es fière de toi ?! Tu les as tué, tu les as tué, ils sont morts à cause de toi Bella ! T'es contente, d'avoir tué tous ces gens, tu vois ou ça t'a mené ? T'as rien, t'as plus personne bordel, regarde toi, t'es rien ! » Son visage se cogna contre le carrelage déjà brisé, elle se laissa faire, poupée de chiffon, se laissa secouer tel un vulgaire jouet, inerte et inconscient, observant son aînée se débattre avec sa peine tandis qu'elle se noyait dedans, plongeait la tête la première dans l'annonce, impuissante - elle savait pertinemment qu'elle ne pourrait rien y faire. La pluie se mit à tomber, à l'extérieur, elle l'entendit au loin, entre cris et claquements de peau contre les carreaux, elle l'entendit, trombes d'eau, et se laissa bercer quelques instants par ce bruit apaisant, ne répondant jamais à sa sœur. C'étaient les cris du coeur et de l'horreur, de la peur et de la terreur, elle le sentait, elle le voyait dans ces larmes qui n'avaient de cesse de couler sur son visage tandis qu'elle les réprimait avec force, secret inavouable que pouvait être celui d'avoir une once de scrupule, un instant d'hésitation. Sans noir ni blanc. Qu'un peu de gris, comme les nuages, qu'un peu d'indéfini, mélange des choses en lesquelles elle croyait profondément avec celles qu'elle combattait férocement. Plus de disparate, plus d'hétérogène. Qu'un tout indescriptible et insensé.


Un instant. Le feu de cheminée dessinait alors sur les murs d'impressionnants oriflammes habillant la pièce entière d'un orangé probablement aussi rassurant qu'étouffant. La nuit était tombée depuis plusieurs heures déjà, elle l'avait observé grandir au travers des immenses fenêtres donnant sur le jardin, elle avait observé les ombres s'emparer du reste, comme elles le faisaient chaque jour davantage, prenant toujours le dessus sur la lumière du jour. Ainsi assise sur le divan de velours rouge, genoux recroquevillés contre sa petite poitrine, Arabella laissa son regard parcourir la pièce nimbée de chaleur, vidée de toute autre âme errante - chacun était déjà parti depuis plusieurs heures se coucher. Insomnie, il y avait ces pensées, qui lui revenaient, acides et brûlantes, et toujours l'image fictive d'une mort à laquelle elle n'avait jamais assisté se ramenait à elle, perpétuelle. Seule elle lui restait, silencieuse et dévorante, piètre lot de consolation auquel elle s'accrochait pourtant encore avec ardeur - si même l'idée qu'elle s'en faisait lui échapper, que deviendrait-elle alors ?
Se redressant, Moore laissa ses pieds fouler le parquet chaud, se dirigea vers le petit bar de bois massif dans lequel trônaient liquides ambrés et s'empara d'une bouteille en en dévissant le bouchon. Glissant le goulot à ses lèvres elle laissa le whisky glisser dans sa gorge sans grimacer, appréciant même la brûlure que ce dernier lui procura d'un plaisir vide et insensé. C'étaient les pansements du cœur qu'elle s'octroyait un peu trop, un peu souvent, sans mesure aucune. Et plusieurs gorgées ainsi elle avala, sans compter, tournoyant sur elle-même, manquant de trébucher, et dansant presque durant de longues minutes. Chaleur étouffante, chaleur enivrante, les lumières défaillirent un instant, entre battements de paupières, et soudainement, elle trébucha, retrouva la chaleur du sol et éclata de rire sans raison apparente, si ce n'est une auto-dérision sincère. Se redressant, s'asseyant en tailleur, elle laissa ses prunelles bleues s'échapper et reconnut une silhouette familière appuyée contre le bâti. Et son sourire s'effaça, et déjà les images lui revint, alors qu'elle avait espéré quelques instants s'en libérer, elles attaquèrent de nouveau, vicieuses et perfides, et Bella, elle, se redressa avec maladresse en fronçant les sourcils, posant son regard dans celui de Déméter. « Casse-toi. J'veux pas te voir ici. J'veux te voir nul part, en fait. » Elle l'observa, vue trouble, elle observa la chaleur l'attraper, lui aussi, et aurait voulu esquisser un sourire, infime, mais ne le fit pas. Elle se contenta de s'avancer vers lui, légèrement, tentant vainement de s'imposer comme prédatrice alors même que quelques instants auparavant elle aurait pu sombrer.