« Chacun de nous est capable du pire comme du meilleur, cependant nous ne savons jamais ce que nous valons et ce que nous avons dans les tripes, jusqu'au moment fatidique. Il est irréparable, scelle dans le marbre les millions d'années à venir. Votre âme ne s'en remet jamais tout à fait : soit vous parvenez à vous en accommoder, soit il vous consume à petit feu. Vous n'assumez pas. Ils m'ont laissé le choix entre la vie et la mort et j'ai choisi de vivre à n'importe quel prix. Je ne savais pas alors, je pensais avoir encore beaucoup de choses à faire et à voir dans cette enveloppe charnelle et qu'aurai-je pu apporter au monde des vivants, gisant six pieds sous terre ? J'ai donc exécuté les ordres et susurré quelques mots impardonnables et indélébiles en pointant mon arme sur des corps innocents. C'était eux ou moi et j'étais prête à tout pour sauver ma peau. C'est après, lorsqu'il faut fermer les yeux et laisse son esprit vagabonder, que viennent les regrets. Ils vous assaillent et il faut apprendre à vivre avec le monstre que vous êtes devenu. On se retrouve seul avec ses choix et on se rend compte qu'on a eu le cœur faible et pas assez courageux. J'ai toujours pensé avoir du cœur, je ne savais seulement pas qu'il était si égoïste. Je regrette, ô combien je regrette. Mais nous serions des machines si nous n'avions pas ce cœur, un cœur qui bat fort pour l'humanité. Un cœur fait pour la compassion et le doute. »

LA CORRIDA

La traque, elle était taillée pour cela. Elle l'avait toujours été et des années de rude entrainement avaient fait d'elle une chasseuse redoutable, impardonnable. C'était presque devenu un automatisme, un réflexe, que de flairer la proie, la poursuivre et finir par la piéger. Elle y trouvait même un certain plaisir, malsain, et ne parvenait plus à réprimer cette excitation qui s'emparait d'elle lorsque la chasse commençait. Cela lui faisait peur. Et pourtant toute sa vie on lui avait appris l'art de se battre, plus exactement, c'est elle qui l'avait voulu au début, puis les choses s'étaient précipitées. Elle s'était retrouvée dans une tenue rouge sang et pointant sa baguette sur des personnes qu'elle avait parfois admirées dans le passé et avec qui elle partageait des idéaux. Mais ce temps était lointain, comme s'il s'était agi d'une autre vie et d'un autre corps. Marlene savait se battre et elle ne savait rien faire d'autre.

Elle marchait d'un pas décidé et pourtant elle ne faisait aucun bruit. La frénésie était là et la blonde sentait son sang bouillonner dans ses veines. À ses côtés son compagnon d'infortune était là. Il était robuste, plus âgé qu'elle, plus expérimenté et surtout plus déterminé. Mais à cet instant leurs opinions étaient mises de côté, ils étaient animés de la même ardeur. Il n'y avait plus que la proie et les deux chasseurs. Les muscles tendus et le souffle court, la brigadière se figea subitement, collée à la pierre froid du mur derrière elle. La victime du jour était juste là, à quelques mètres d'elle et Marlene pouvait presque entendre sa respiration, c'était le moment parfait pour agir, et il fallait être rapide. Elle jeta un regard entendu à son acolyte, de l'autre de la rue, et il lui fit le geste habituel, le décompte de ses doigts. Trois. Deux. Un. Marlene s'engouffra en avant, la harpie qui était en elle était déchainée, elle regardait fixement son ennemi et pourtant elle ne le voyait pas vraiment. « STUPEFIX » hurla-t-elle en brandissant sa baguette magique mais elle manqua la cible. Le sortilège Doloris que son partenaire lança eut plus de chance et bientôt le sorcier devant eux se plia en deux. Il eut le temps de lancer un sort qui fusa juste à côté d'elle, frôlant sa crinière blonde, sans parvenir à l'arrêter. L'ordre de la Brigade avait été très clair : inutile de ramener leur prise vivante, il fallait simplement l'éliminer. Marlene arriverait la première à sa portée et elle se préparait déjà à ce qu'elle devrait alors faire, réfléchissant à toute vitesse, ses pensées se précipitant tout aussi rapidement que ses jambes. « Avada Kedevra » finit-elle par proférer, immobile et la main tendue devant elle, et l'éclair vert se nicha dans la poitrine inerte du défunt. Voilà, la dure besogne était faite et d'autres agents passeraient derrière eux pour qu'il ne reste rien de cette scène macabre.

(...)

L'air était saturé d'espoirs et d'ardeurs écrasés, le silence de plomb. Parcourue de mille frissons, Marlene se décida à le briser. « Je peux te poser une question ? » Il opina simplement de la tête, sans même la regarder. Elle supposa qu'il était agacé de travailler en compagnie d'une coéquipière qu'il devinait peu convaincue par l'idéologie mangemorte et submergée par une tonne de doutes, encline à la méfiance, toujours sur le qui-vive. Incapable de lui abandonner un peu de confiance. « Oublie-t-on un jour ce regard horrifié qui vous supplie d'épargner un condamné ? » et toutes ces questions qu'elle ne posait pas : le bourreau ne finit-il pas par succomber au poids insupportable qui écrase ses épaules et sa conscience ? Arrives-tu à t'endormir le soir lorsque tu as tué le jour ? Parvient-on jamais à s'accepter tels que nous sommes devenus ? Là, curieusement, il s'arrêta et darda ses grands yeux sombres dans les siens, comme s'il avait pu y lire et y trouver toutes ses pensées. C'était absurde. Et pourtant il avait un visage si grave à cet instant que l'idée la traversa toute entière que peut-être les mêmes peurs l'animaient, lui, qui paraissait si fort, aussi solide et impénétrable qu'un roc. « On oublie les visages mais l'expression de leurs yeux effrayés, ça, ça reste gravé dans ta mémoire et dans ton cœur. Et il ne faut pas chercher à les oublier car ce sont eux qui préservent notre humanité. » Donc elle était condamnée à la culpabilité et aux remords pour le restant de ces jours. Un beau matin elle prendrait l'une de ses potions qui vous font oublier vos souvenirs et elle serait enfin en paix avec elle-même. « Marlene, ce que nous ne faisons n'est pas facile et certainement qu'il y a des façons bien plus nobles de regarder le temps passer, mais tu ne dois pas avoir honte de te battre. » Il hésita, lui jeta un regard de biais. « Tu sais ce qui compte c'est que tu restes fidèle à ce que tu es. Tu ne peux pas aider ces pauvres gens mais tu peux leur offrir une belle mort, digne, rapide. Dis-toi qu'ils souffrent moins de ta main que de celles de quelques tortionnaires que nous connaissons tous les deux. » Marlene le dévisagea longuement, se donnant l'impression de le voir véritablement pour la première fois et touchée par les mots qu'il prononçait à son attention. « Il y a des personnes dans ce monde, quelle que soit la cause qu'ils défendent, qui aiment le goût et l'odeur du sang, qui prennent un malin plaisir à contempler la souffrance. Et nous n'en faisons pas partie. Alors tu vois, il y a du bon dans ce que nous sommes, nous ne sommes pas des monstres parce que nous agissons avec compassion. » Ah que les mots étaient beaux, aussi beaux que le vent qui soufflait et s'engouffrait dans ses longs cheveux dorés. Brusquement, comme animée d'un sursaut de conscience, Marlene eut un rictus dédaigneux. Mon dieu qu'il fallait être fou pour voir de la bienveillance, voire de la générosité, dans ce qu'ils faisaient. Elle balança violemment un coup de pied dans le premier caillou qui croisa ses bottines et suivit le mouvement de la pierre en courant. Bien sûr sa course continua longtemps après, comme si soudain il lui était insupportable de rester à sa place. Mais la jeune fille pouvait toujours courir et fuir à toute vitesse, elle ne trouverait pas de repos dans cette vie là...